Chapitre 1
(Lisbeï/Journal à Wardenberg)
24 de décerne 489 A.G.
Très chère Tula,
Je suis bien arrivée, comme tu vois. Kélys m’a trouvé tout de suite une petite chambre, au troisième étage d’une « pension », au Deuxième Niveau de la Citadelle. J’étais un peu préparée par les descriptions qu’elle nous avait faites de Wardenberg et les gravures du livre qu’elle m’avait apporté l’année dernière, mais comme tu l’imagines, c’est autre chose de s’y trouver en personne.
Wardenberg est très différente de Béthély.
Et là-dessus Lisbeï s’arrêta en suçant son porte-plume, les yeux fixés à travers la fenêtre au verre translucide sur le mur flou qui était le seul horizon de sa petite chambre – au troisième étage de la pension numéro 12 dans le Quartier Sud du Deuxième Quadrant du Deuxième Niveau de la Citadelle : elle avait un peu simplifié les choses pour Tula. Elle ne pourrait pas simplifier beaucoup plus. Après sept jours à Wardenberg, il lui semblait que tout aurait nécessité des explications, et elle était loin de toutes les avoir, malgré les leçons de Mooreï.
Wardenberg était une presqu’île d’une centaine de klims carrés à marée basse, une île rocheuse bien plus petite à marée haute, et en tout temps une ville-forteresse – elle avait ainsi pu tenir tête aux Ruches après avoir accueilli les Chefs survivants en fuite, leur famille et les soldâtes qui leur étaient restées fidèles. Ce n’étaient pas toutes des fanatiques droguées comme on l’apprenait encore dans certaines Familles du Sud ; d’ailleurs les Chefs eux-mêmes n’étaient pas tous des monstres, Mooreï l’avait bien expliqué à la petite Lisbeï. Les Harems avaient déjà commencé à changer quand la révolution des Juddites avait éclaté (« … avaient commencé d’entrer en décadence », écrivait Balte de Gualtière, l’historienne des Ruches). Certains Chefs étaient moins cruels que d’autres, leurs femmes-esclaves n’étaient pas toutes soumises à de mauvais traitements ; plusieurs d’entre elles n’avaient guère eu de sympathie pour l’extrémisme meurtrier des révolutionnaires juddites et avaient préféré suivre leurs Chefs ou leurs amies restées avec les Chefs. D’autres n’avaient pas eu le choix. Mais, volontaires ou non, elles étaient venues grossir la population déjà importante de Wardenberg. Presque quatre cents années plus tard, c’était toujours l’agglomération la plus peuplée au nord du continent, la seule qui ressemblât à une « ville » : près de quinze mille personnes, dont au moins douze mille en résidence permanente.
Lisbeï n’avait jamais rien vu de tel. L’Assemblée des Mères, ajoutée aux Jeux et au pèlerinage de Garde, avait amené de tout le Pays des Mères plus de dix mille visiteuses à Béthély, mais pas toutes ensemble – Lisbeï n’en avait pas vu grand-chose : confinée dans la Tour Ouest jusqu’à la fin de l’Assemblée, elle n’avait pas participé aux Jeux ; du Pèlerinage, qui se terminait le 15 de jullie, elle n’avait pu voir que la fin et il n’y avait plus grand monde à ce moment-là, peut-être trois ou quatre mille personnes en tout.
Wardenberg, c’était autre chose, même si ce n’était pas vraiment la fourmilière à laquelle Lisbeï s’était attendue. Les activités y étaient nombreuses et encore plus variées qu’à Béthély : l’aciérie souterraine et ses ateliers annexes, la fabrique de plaques photographiques, l’imprimerie, la pêche, le chargement des produits bruts ou finis à destination de la Côte, le déchargement de ceux qui en arrivaient. Et bien sûr l’agriculture et l’entretien général – de la flotte de barques, bateaux et barges, de la ville, de l’usine, des ateliers… Mais, comme à Béthély, les heures de travail étaient réparties sur toute la journée et de surcroît par quadrant et par quartier. De plus, la population étant bien plus nombreuse, tout le monde ne travaillait pas tout le temps. En fait, c’était dans le Quartier Sud où se trouvait Lisbeï, donnant sur la partie de l’île reliée au continent à marée basse, que les vagues journalières de travailleuses étaient les plus nombreuses : la majorité des terrasses agricoles se trouvaient là, et c’était par là aussi qu’on passait pour se rendre dans les champs situés sur « la Côte », comme on disait.
La différence n’est pas tellement de voir du monde tout le temps (écrirait-elle dans cette première lettre à Tula), mais de se savoir entourée par tant de monde. Tu me diras, on le sait à Béthély aussi, mais entre deux mille et douze mille personnes, il y a une différence, et pas seulement quantitative. C’est comme si, au-delà d’un certain seuil, la quantité se transformait en qualité : l’effet devient différent. Il y a une pression constante quelque part dans ta tête, parce que tu sais qu’il y a tout ce monde ; il y a toutes ces odeurs, tout ce mouvement ; le bruit, quand tu es dehors… Comme… un bourdonnement constant. Amusant, non ? Wardenberg, qui n’a jamais été une Ruche, bourdonne comme une ruche.
Wardenberg n’avait jamais été une Ruche : les remparts de la Citadelle n’avaient jamais été démantelés, ni les fortifications intérieures qui faisaient de chacun des trois niveaux une sorte de ville close pour peu qu’on en condamnât les accès ; des rampes et des escaliers s’étaient multipliées avec le temps, mais à l’origine il n’y avait eu qu’un seul point d’entrée à chaque niveau, plus facile à défendre ou à abandonner. À vrai dire, même les fanatiques démolisseuses des Ruches y auraient sans doute regardé à deux fois avant de raser Wardenberg ou même de la transformer de façon radicale (un peu comme à Béthély, même si Béthély était plus ancienne). À l’intérieur, des édifices de toutes sortes s’accrochaient aux fortifications, puis les uns aux autres : même avant son isolement, la ville avait proliféré de façon anarchique dans tout l’espace disponible, puis en hauteur. Lisbeï croyait avoir appris le sens du mot « labyrinthe » dans les corridors et les escaliers de Béthély. Après s’être perdue une dizaine de fois sur le chemin pourtant assez court qui la menait de sa pension à la Bibliothèque de la Schole, elle comprit que « labyrinthique » pouvait décrire des niveaux de complexité topologique inimaginables à Béthély !
Wardenberg n’avait jamais été une Ruche et elle avait cessé assez vite d’être un Harem. Par de nombreux aspects, elle tenait des deux. Mais au cours de ses années d’isolation, elle était devenue une société originale, différente aussi du Pays des Mères qui avait fini par remplacer les Ruches. Elle ne s’y était jointe qu’une vingtaine d’années après qu’Alicia de Béthély fut venue lui offrir, avec succès, la paix. Pendant ces vingt années, Wardenberg s’était préparée à l’ouverture, le Pays des Mères aussi. L’intégration s’était faite sans trop de problèmes, et plus de trois siècles après, il ne restait plus guère de traces de la séparation – du moins aux yeux des Familles voisines de Baltike et de Brétanye. Pour qui venait du Sud, cependant…
Wardenberg est très différente de Béthély et Lisbeï ne savait par où commencer pour faire comprendre, pour faire vivre à Tula toutes ces différences qui l’avaient frappée de plein fouet, celles qui l’avaient surprise et celles qu’elle avait perçues après réflexion seulement, parce qu’elles l’atteignaient ailleurs que dans sa conscience claire. Les odeurs, par exemple. Sa chambre donnait au sud, et au sud de l’île, il y avait les champs, les citernes de recyclage des déchets organiques et les réservoirs à méthane ; quand le vent venait de la Côte, il apportait l’odeur familière du compost, mais mêlée à celles de la mer et des algues, étrangères, déconcertantes, qui venaient de partout à marée haute. Quand le vent passait sur le nord de l’île, où se trouvaient les évents de l’usine souterraine, d’autres odeurs, charbon de bois, scories, soufre, bien plus étranges encore pour Lisbeï, venaient flotter dans la Citadelle. Ces jours-là, elle se sentait mal à l’aise, irritable, sans bien savoir pourquoi : les odeurs court-circuitaient sa conscience pour lui rappeler qu’elle n’était pas à Béthély. Elle finirait par le comprendre, mais elle ne s’y habituerait jamais vraiment.
Comme à Béthély, mais bien plus qu’à Béthély, l’organisation de l’espace déterminait l’organisation des humaines : on vivait en familles et sous-familles liées aux quartiers, aux quadrants et aux niveaux – et non par classe d’âge, par métier ou par couleur. Depuis des années Lisbeï était habituée à un paysage humain quotidien, vu sans être regardé, qui lui présentait du vert, du bleu et du rouge toujours dans les mêmes proportions et dans des variations de teintes très réduites : à peu près deux fois plus de bleu que de rouge, à peu près deux fois plus de rouge que de vert (sauf dans les garderies, toutes vertes, mais qui ne comptaient pas puisqu’elles étaient à l’écart des Tours). À Wardenberg, non seulement les teintes se multipliaient à l’infini, du vert très pâle au bleu presque marine en passant par un rouge plutôt orange, mais encore et surtout, les Bleues, les Rouges et les Vertes ne portaient pas forcément de façon très visible la couleur de leur statut. Il avait pourtant fallu à Lisbeï un effort délibéré de réflexion pour repérer, dans cette variété, une autre des origines de son malaise constant. Elle avait d’abord cru que c’étaient les coupes et les styles des vêtements qui la déconcertaient ; à Béthély, cette variété-là aussi était assez réduite : les habits étaient coupés et cousus sur des modèles identiques pour tout le monde dans les ateliers de la Tour Est, et si on y apportait des variantes personnelles, c’était plutôt sous forme d’appliques diverses, sans trop modifier le patron de base ; on comptait davantage sur les accessoires, broches, bracelets, colliers ; les artisanes de Baïanque et de Serres-Moréna faisaient toujours des échanges très satisfaisants à la Foire du pèlerinage de Garde. On avait des accessoires aussi à Wardenberg, et de plus les vêtements s’ornaient de quantité d’écussons, insignes, armoiries et autres reliques d’une tradition militaire disparue ; la voisine de Lisbeï sur le palier du troisième, par exemple, portait toujours sur ses vêtements le W surmonté de la croix ansée des Défenseuses, l’ancienne caste des guerrières à laquelle ses ancêtres avaient appartenu. Mais, surtout, on faisait faire ses vêtements à son goût par les couturières de son quartier, ou d’un autre si on préférait un autre style ; des modes balayaient la ville en sautant d’un niveau à l’autre, d’un quadrant à l’autre. On recyclait inlassablement les vêtements, bien entendu – une contrainte du passé obsidional qui s’était bien intégrée aux politiques économes du Pays des Mères. D’ailleurs, presque tout était recyclé à Wardenberg, et on pouvait se demander si ce n’était pas de là qu’était venue cette habitude dans ses formes les plus inventives.
Wardenberg est très différente. À Béthély… C’est la formule qui remplacerait, dans les confidences à Tula, le « comme à la garderie » de l’enfance, ou le « comme à Béthély » dont Lisbeï avait espéré au début qu’il l’aiderait à supporter le choc de la nouveauté. La rassurante théorie des boîtes de plus en plus grandes échafaudée autrefois et conservée malgré ses transformations révélait ses insuffisances. Non, ailleurs n’était pas « comme à Béthély en plus grand ». Ailleurs, c’était… Très chère Tula, Wardenberg est très différente. Par la disposition des lieux, bien sûr : ces cascades de cours, de petites places pentues, d’escaliers, de terrasses, de passerelles sur les ruisseaux canalisés dévalant vers les citernes du dernier niveau (une nappe phréatique profonde avait permis à Wardenberg de tenir, même coupée de ses ressources agricoles de la Côte par les Ruches voisines) ; et les jardinets suspendus et les balcons, l’enchevêtrement des toits pointus qui se révélaient soudain au détour d’un escalier avec leurs tuiles de bois ou leur vraies tuiles vernissées dessinant des motifs aux couleurs des quartiers (ou, plus rarement, de la Famille : orange, vert et noir) ; les ruelles étroites et tortueuses qui se faufilaient entre maisons, échoppes et boutiques… C’était un peu comme la Foire de l’Assemblée en beaucoup plus grand, songeait Lisbeï à la recherche d’une comparaison qui parlerait à Tula. Et en beaucoup moins démontable, bien entendu. Pas de salles communes à Wardenberg (sauf à la Bibliothèque et dans les scholes) ; on avait ainsi combattu les pressions nivelantes de la vie assiégée, finirait par comprendre Lisbeï. On mangeait chez soi de la nourriture qu’on pouvait préparer soi-même à la cuisine de son « bloc » ou de son « immeuble », ou bien on « payait » pour manger dans une des petites échoppes dispersées dans tous les quartiers. Lisbeï aurait du mal, les premiers mois, à gérer le « budget » alloué par la Schole à ses étudiantes ; elle oublierait tout le temps les petits carnets de billets à signer qui réglaient les échanges internes de la Famille.
Je mange à la Bibliothèque tous les midis. Ce n’est pas comme à Béthély, bien sûr. La Bibliothèque est un ensemble d’édifices plutôt hétéroclites, au Troisième niveau, tout en haut, non loin de la résidence de la Mère. En fait, on dit plutôt « la Schole » et tout le monde comprend, même s’il y a aussi des scholes dans les quartiers, pour les Vertes.
Comme Wardenberg n’avait jamais été une Ruche, les Archives accumulées à l’époque des Harems n’y avaient pas subi les mêmes ravages qu’ailleurs. Déjà, au début des Harems, la Bibliothèque avait été bien fourme. De plus, les Chefs en fuite y avaient apporté la totalité ou une bonne partie de leurs propres Archives : c’était à la Bibliothèque de Wardenberg que bien des Familles venaient consulter les documents des Harems qui les concernaient, dont il n’y avait plus trace chez elles et qu’elles n’avaient pas voulu recopier elles-mêmes. Autour de ces documents, de ces archives et de leurs annexes tenues à jour s’étaient peu à peu rassemblées des cohortes de chercheuses. Qui avaient peu à peu constitué la Schole de Wardenberg. Qui avait fini par devenir un centre irremplaçable d’apprentissage et de recherche pour les récupératrices, exploratrices, historiennes et autres aspirantes au savoir. Lesquelles remboursaient leur séjour à Wardenberg en donnant à la Famille une part de leurs trouvailles ultérieures, métal et autres matériaux récupérables, documents ou artefacts. Lesquels allaient nourrir les Archives, et les scribes, et la Schole. Et ainsi de suite. C’était un lieu historique unique et un haut lieu de la connaissance. (C’était aussi un endroit où l’on avait pris l’habitude d’aller faire un séjour quand on se destinait au poste de Mémoire : telle était la justification fictive adoptée par Selva pour laisser partir Lisbeï comme si elle l’avait elle-même décidé.) On allait donc visiter Wardenberg. Comme c’était un lieu de passage, c’était un lieu d’échange ; on venait donc en plus grand nombre pour échanger informations ou denrées, et le savoir et les liens se développaient davantage… La logique des nombres avait ainsi fonctionné depuis le commencement du Pays des Mères. Il ne semblait pas y avoir d’autre raison au rôle que jouait à présent Wardenberg, sinon cette simple accumulation d’habitudes roulant sur la pente de la durée.
C’était aussi le seul Harem qui n’avait pas été vaincu par les Ruches, même s’il n’était pas resté très longtemps un Harem au sens strict. Pour cela, on aurait bien admiré Wardenberg, mais en même temps on ne pouvait pas ne pas le lui reprocher. Les Ruches étaient devenues une période plutôt négative dans la conscience collective du Pays des Mères, mais bien moins que les Harems. Au moins les Ruches étaient-elles issues de la première libération des femmes et elles avaient donné naissance au Pays des Mères. Les Harems, eux, étaient les héritiers honnis du Déclin. C’était une filiation qu’on ne laissait pas oublier à la Famille de Wardenberg.
Enfin, c’était une société qui avait vécu en vase presque clos pendant près d’un siècle et où, malgré tous les efforts, le taux de consanguinité avait été élevé. Dans ses tentatives pour imaginer Wardenberg, Lisbeï s’était dit qu’elle y verrait sans doute davantage de personnes handicapées ou malformées ; puis elle s’était rappelé que Wardenberg avait à cet égard une politique qui la rapprochait curieusement à la fois des Ruches et des Juddites : « aberrations » ou accidents y étaient éliminées de façon bien plus systématique que partout ailleurs. Après réflexion, c’était un comportement dont l’origine était assez claire : Wardenberg assiégée avait estimé ne pas pouvoir s’encombrer de « bouches inutiles ». Que le réservoir génétique n’eût pas été appauvri au-delà de toute régénération possible était dû au fait que le siège n’avait pas été aussi total qu’on aurait pu le croire. La population étant plus nombreuse, les mâles y avait toujours été en plus grand nombre. Les Ruches proches de Wardenberg avaient assez vite cessé d’espérer une victoire militaire : c’était trop improbable et trop coûteux, et elles avaient déjà fort à faire contre leurs voisines, les autres Ruches. Des raids, par contre, la nuit… Wardenberg aussi essayait de voler des mâles à l’extérieur. Mais quand l’état de guerre larvée entre Wardenberg et les Ruches voisines s’apaisait un peu, on procédait parfois à des échanges – des mâles des Ruches contre des femmes de Wardenberg. Cela n’avait pas suffi, cependant ; lors de l’initiative de paix d’Alicia, on avait argué – chez les Juddites, en particulier – que les diverses Lignées de Wardenberg devaient être affligées de trop nombreuses tares et contamineraient la pureté des Lignées obtenues par les Ruches. À quoi Alicia avait eu beau jeu de rétorquer que la prétendue « pureté » des Ruches était en fait un appauvrissement mortel, auquel les Ruches auraient vite fini par succomber si la raison ne l’avait finalement emporté sur le fanatisme – avec laide de la Parole, bien entendu. Les Lignées et les mâles de Wardenberg, même « impures », étaient trop précieuses pour être rejetées. On avait fini par s’entendre sur une interpénétration progressive, prudente et surveillée des Lignées, avec une période d’observation d’une trentaine d’années – deux générations. Même trois cents ans après, les Lignées de Wardenberg étaient loin d’être stabilisées, c’était l’opinion la plus répandue. Prendre des Wardenberg était toujours considéré plus ou moins comme un pari.
Et puis, Wardenberg ne détenait pas seulement le monopole incontestable du savoir, qu’il fût passé ou présent. Après Alicia, on avait fini par réparer et remettre en marche, « sur la Côte », le barrage et la centrale hydroélectrique démolies par les Ruches et utilisées par Wardenberg au temps des Harems pour s’alimenter en énergie. Les armes fabriquées autrefois dans les souterrains étaient devenues des outils, du matériel agricole, des compresseurs à méthane, quantité d’autres machines – utiles, certes. Toutes ne les utilisaient pas : chaque Famille devait essayer d’être aussi autonome que possible pour tout ce qui ne concernait pas la reproduction, c’était la tradition établie depuis le début du Pays des Mères, pour la nourriture d’abord, bien sûr, mais aussi pour tout le reste. Aussi de très nombreuses Familles, et pas toutes des Juddites, avaient-elles choisi de ne pas édifier de barrages sur leurs rivières pour obtenir de l’énergie électrique, alors qu’elles auraient parfois pu le faire : leurs besoins en machinerie lourde et en entretien les auraient rendues trop dépendantes de celles qui les leur auraient fournies. Elles avaient décidé (comme Béthély, par exemple) de s’en tenir à une version mécanique de l’énergie fournie par les chutes d’eau. Du reste, toutes les Familles, des Juddites aux Progressistes, utilisaient à un moment ou à un autre le même dicton : « Si on s’en est passé pendant les Ruches, on peut continuer à s’en passer. » Il s’entendait moins souvent à Wardenberg, cependant.
Mais il était impossible de nier l’importance prise malgré tout par Wardenberg dans les réseaux d’échange du Pays des Mères. Certaines ne la voyaient pas d’un bon œil, même s’il était évident aussi que la Famille était bien plus dépendante que n’importe quelle autre en ce qui concernait l’échange des mâles et des jeunes Vertes – la seule dépendance permise, voulue, le ciment même du Pays des Mères. Avec près de cinq cents Rouges à inséminer chaque année, il fallait à Wardenberg au moins une vingtaine de mâles en résidence. La Famille en produisait beaucoup (en moyenne sept Verts de Wardenberg devenaient des Rouges chaque année et entraient dans le circuit du Service) mais, n’étant pas considérés comme aussi sûrs que d’autres, ils s’échangeaient moins bien, tout comme les meilleures Vertes de Wardenberg.
Wardenberg, c’était tout cela, les réseaux invisibles du respect, de l’admiration, de la curiosité qui liaient la Famille et le Pays des Mères – et l’envie, le ressentiment, la méfiance. Depuis le début, la Capte et ses Mémoires-conseillères en avaient bien eu conscience. Jamais Wardenberg n’avait essayé de parler plus fort que les autres. Jamais une motion de Wardenberg n’avait été acceptée à une Assemblée de Baltike ou à une Assemblée des Mères. Jamais non plus Wardenberg n’avait présenté aux Assemblées une motion qu’elle voulait vraiment faire accepter. Elle travaillait autrement, par le biais des Familles progressistes de Baltike ou de Brétanye, grâce aussi au jeu des alliances contractées au gré des amitiés ou des intérêts, de façon individuelle.
Kélys habite à la résidence de Sygne de Wardenberg pendant tout son séjour. Elle voulait que je l’accompagne au dîner où elle était invitée, le lendemain de notre arrivée, mais j’étais trop fatiguée.
Kélys n’avait pas été dupe mais elle n’avait rien dit. Lisbeï n’avait pas envie d’aller se faire regarder comme une bête curieuse dans un dîner privé où elle ne pourrait cacher son identité puisqu’elle était déjà connue, du moins de la Mère et de ses Mémoires. Quand elle était allée s’inscrire à la Schole, elle en avait rencontré la capte, Ireyn, la seconde Mémoire de Wardenberg. L’identité des Bleues qui s’inscrivaient était confidentielle et Lisbeï savait que la sienne ne sortirait pas du bureau de la capte. Elle était reconnaissante à Kélys de l’avoir accompagnée, cependant : sa présence avait certainement écourté l’entrevue nécessaire.
« Lisbeï, de Béthély », dit Ireyn – une Bleue d’une quarantaine d’années, un peu anguleuse, avec de grandes mains fines aux veines apparentes. Un sourcil levé, sans plus, quand Kélys expliqua que Lisbeï voulait obtenir la formation de récupératrice. Puis la question rituelle : « Sous quelle identité ? » – les Bleues choisissaient elles-mêmes, si elles le désiraient, le nom sous lequel elles seraient désormais connues. Lisbeï hésita. Mais si elle avait renoncé à Béthély, elle n’avait pas à renoncer à son nom à elle : « Lisbeï, de Litale. »
Au moins, à Wardenberg, il lui était facile de passer inaperçue. Maintenant qu’elle était officiellement une Bleue, elle n’avait plus à porter l’emblème de Béthély ; on ne lui demanderait ni sa Famille d’origine ni même son nom, si elle ne le disait pas elle-même. À Wardenberg, elle n’avait même pas vraiment besoin de s’habiller en bleu ; mais elle était trop heureuse de pouvoir enfin le faire pour s’en priver.
Et personne ne lui demanda rien. C’était la règle pour les Bleues dans tout le Pays des Mères ; mais à Wardenberg cela s’étendait à tout le monde – une autre relique du temps où la population de la ville-forteresse avait été encore plus nombreuse, sans espoir de sortie, et où l’espace restreint avait fait naître une conception bien particulière et jalousement défendue de la vie privée. Si l’on voulait être seule à Wardenberg, même dans une pension dont près de quarante personnes partageaient les installations, on pouvait être seule. On ne vous évitait pas – il n’y avait pas vraiment assez de place pour s’éviter ; le respect de la vie privée était dans la politesse du silence, dans les regards qui ne s’attardaient pas.
Lisbeï ne l’écrirait pas dans cette première lettre à Tula mais, après les derniers mois à Béthély et le voyage en compagnie de Kélys et de ses récupératrices, c’était un plaisir extraordinaire d’être ainsi seule, anonyme et… oui : libre. Quand elle en prit conscience – et qu’elle prit conscience, en relisant sa lettre, du plaisir de la curiosité et de la découverte qui transparaissait dans ses descriptions, elle eut honte. Impossible d’envoyer une pareille lettre à Tula ! Mais alors, la seule lettre qu’elle pourrait lui envoyer serait justement celle qu’elle ne voulait pas écrire et qu’elle avait essayé d’exorciser en la transformant en relation de voyage : une lettre de désespoir, de regret ou, qui sait, de reproches. Elle relut la demi-douzaine de feuillets déjà rédigés recto verso et, avec un soupir, elle commença à les recopier en y neutralisant les émotions.
Très chère Tula,
Le voyage s’est bien passé et je suis enfin arrivée. Kélys m’a trouvé une chambre dans une pension au Deuxième Niveau de la Citadelle. Wardenberg est très différente de Béthély, comme tu peux l’imaginer. Je me suis inscrite à la Schole sans problème et j’ai commencé à étudier. J’ai beaucoup de travail…